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Détroit, portrait d’un phénix urbain

Detroit, 03 décembre 2013 : celle qui fut l’une des capitales du 20ème siècle est officiellement déclarée en faillite. Avec une dette de 18,5 milliards de dollars, désormais célèbre pour la suppression de ses services de première nécessité et ses gigantesques ruines industrielles, la principale ville du Michigan souffre des effets secondaires de l’american way of life. Et croit en sa guérison prochaine. Portrait en autant de surnoms, des plus affectueux aux plus cinglants, que lui ont donnés les médias et ses habitants, les Detroiters.

Conçu comme une autoroute traversant l’histoire moderne de Détroit, ce portrait ne nécessite pas une lecture linéaire. Abordez-la en cliquant sur ses surnoms dans l’ordre de votre choix.

Itinéraire en plusieurs étapes :

Motor City ; Big Three City ;  Motown ; Arsenal of Democracy ; Paris of the Midwest ; City of the Straits ; Murder City ; Dynamic Detroit ; Hitsville USA ; Rock City ; Hockey Town ; The D ; Devil’s City ; America’s Come Back City ; The Big D ; D-TownRenaissance City.

Woodward Avenue, Detroit, 1943
Woodward Avenue, 1943. Arthur Siegel, domaine public

Prototype de la mégapole industrielle

Motor City

Détroit s’est bâtie sur le mythe de la croissance continue et l’espoir d’une vie individuelle meilleure. En devenant la capitale mondiale de l’automobile dès les années 1900, elle a remodelé en profondeur le travail, l’économie, la géographie urbaine et les modes de vie. En 1903, Henry Ford implante sa première usine en y appliquant sa méthode du travail segmenté à la chaîne. Avec Chrysler et General Motors, elle formera les Big Three. Packard suit. La main d’œuvre afflue du monde entier et du Sud du pays. En moins de vingt ans, Détroit devient un paysage industriel total, selon le mot de l’historien Olivier Zunz. Les usines font appel à toutes les matières importantes de l’industrie, produites sur place : fer, acier, caoutchouc, verre et pétrole. L’impact environnemental est considérable.

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complexe_ford_river_plant
Complexe Ford River Rouge, 1942 (photo : Library of Congress. Domaine public)

Motown

Détroit inaugure le processus d’automobilisation des métropoles modernes, que l’historien Thomas Sugrue qualifie de métropole galactique. Rompant avec le modèle humaniste de la ville compacte, elle se caractérise par l’étalement et la déconcentration des populations et des activités. Motor City devient ainsi une mégapole de 370 kilomètres carrés irriguées de larges artères routières. Ce gigantesque réseau induit cependant une mobilité sélective des hommes et des capitaux. La Seconde guerre mondiale accentue son développement par la production de chars d’assaut. Les médias la surnomment alors Arsenal of Democracy.

Au milieu des années 1950, Motown devient la quatrième ville du pays, avec plus de 2,5 millions d’habitants. Les salaires sont plus élevés que dans le reste du pays. Comme le montre The american Institute of Architects guide to Detroit architecture, elle compte de luxueux bâtiments, à tel point qu’on la surnomme alors Paris of the Midwest. C’est pourtant à cette époque que commence l’inexorable processus de désindustrialisation. Les chaînes de production sont délocalisées ou automatisées. Les deux chocs pétroliers des années 1970, la concurrence nipponne des années 1980 et 1990, la hausse du baril de pétrole en 2004, la crise des subprimes 2008 et la frilosité à la reconversion expliquent en partie la destruction massive et continue d’emplois. Le plan de sauvetage de General Motors et Chrysler en 2009 n’a pu inverser la tendance.

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Métropole en noir et blanc

City of the Straits

Bien que représentant plus de 80 % de la population de Détroit et malgré une longue histoire de lutte pour les droits civiques, les Afro-Américains demeurent spatialement et économiquement cantonnés dans une partie du downtown (centre-ville ancien). Aujourd’hui comme hier, malgré les discours post-raciaux ravivés par l’investiture de Barack Obama en 2008, Détroit incarne un modèle multiculturaliste crispé sur l’antagonisme Noir/ Blanc.

Dès la fin des années 1890, des milliers d’Afro-Américains quittent les plantations du Sud. Détroit devient rapidement un haut lieu de la lutte pour l’égalité des droits civiques, l’accès à la propriété immobilière et à l’avancement professionnel. De grandes figures émergent, telles le révérend Clarence La Vaugh Franklin (père d’une certaine Aretha) et Rosa Parks. Les syndicats National Association for the Avancement of Colored People et Detroit Urban League sont par ailleurs soutenus par la puissante Union Automobile Workers. C’est sur la Woodward Avenue qu’en juin 1963 Martin Luther King prononce pour la première fois son discours I have a dream, devant des milliers de personnes.

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soldat montant la garde des commerces à Bellevedere
Mack Seyburn, de Floride, montant la garde des commerces de Bellevedere, East Side, Detroit, juillet 1967. Par Sellman/ Detroit News staff. MMXIV, Walter P. Rheuter Library, Archives of labor and urban affairs, Wayne State Library. Tous droits réservés.

Murder City

Les émeutes de West Madison Street de juillet 1967 marquent un tournant dans l’histoire de Détroit. Bien que précédées de celles de 1833, 1918 et de celles de Belle Isle en 1943, elles restent, avec celles de Los Angeles en 1992, les plus destructrices du pays. Suite à une intervention policière dans un bar clandestin sur fond de tensions récurrentes, de jeunes gens se livrent à des pillages et des incendies. L’état d’urgence est décrété, 5000 soldats sont dépêchés sur place. On compte 43 morts, 1189 blessés et 500 millions de dollars de dégâts. Très médiatisées, elles ternissent durablement l’image de la ville. Elles accélèrent surtout le white flight, fuite des populations blanches aisées vers les périphéries, abandonnant le downtown aux Afro-Américains. Tandis que celui-ci est perçu comme l’un des plus violents du pays, les suburbs concentrent bassins d’emploi et équipements.

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Juke-box planétaire

Détroit est l’un des berceaux des musiques populaires du XXème siècle : jazz be bop (d’où son surnom de Dynamic Detroit dès les années 1920), blues, soul, rock, techno et hip-hop.

Hitsville USA

En 1959, l’ouvrier Noir Américain Berry Gordy fonde le célèbre label de musique, Motown. Son idée est d’appliquer le fordisme au domaine de la musique en produisant des hits en série. Diana Ross and the Supremes, Marvin Gaye, Stevie Wonder, The Temptations, The Jackson Five, Aretha Franklin, John Lee Hooker… Comme le rappelle notamment Pierre Evil dans l’ouvrage Detroit sampler, tous les grands noms de la soul ont enregistré dans les mythiques studios du 2648 West Grand Boulevard. 

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Rock City

Dans les années 1970, de jeunes musiciens blancs rêvent davantage du succès des artistes de la Motown que du base ball des Detroit Tigers ou que des exploits des Red Wings de  Hockey Town. Le rock d’Iggy Pop and the Stooges, MC5, Destroy All Monsters, Ted Nugent et Death s’inspire lui aussi de l’environnement social et technologique de la ville en imitant la rudesse des bruits de l’usine. Le récent succès des White Stripes et du label Third Man Records fondé par leur guitariste témoignent de l’actualité du garage rock, nourrie entre autres par the Dirtbombs, Detroit Cobras, Von Bondies, ou encore les jeunes pousses de Junglefowl.

À la fin des années 1990 émerge, du côté de Hamtramck, une scène souterraine nourrie de la déliquescence urbaine, de noise music et de bidouillages jusqu’au-boutistes : des formations comme Wolf Eyes, Odd Clouds, Piranhas, ainsi que les groupes du charismatique Timmy Vulgar Lampinen – Epileptix, Clone Defects, Human Eye et Timmy’s Organism – contribuent à poser les jalons des esthétiques rock contemporaines, loin des mass medias.  

La frustration générée par l’interminable déclin dans une ville à forte majorité afro-américaine a généré une solide scène hip-hop, révélée à la face du monde avec Eminem dans les années 1990. Gangsta ou plus revendicatif, le hip-hop detroiter compte avec des artistes tels Danny Brown, Nick Speed, Seven the General, Mr. Porter ou encore Awesome Dré and the Hardcore Committee et le collectif The Almighty Dreadnaughtz. Eminem, qui nourrit une relation complexe à sa ville, a notamment tourné le clip de sa chanson Beautiful dans les ruines industrielles :

DETROIT VILLE SAUVAGE from florent tillon on Vimeo.

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Renaissance City

Désindustrialisation, libéralisme, crises pétrolières et financières, chômage, tensions socioethniques, étalement urbain, mais aussi, au delà d’un discours sensationnaliste, créativité, nouvaux modèoles économiques, approches environnementales, attachement aux lieux et foi en l’avenir : l’histoire de Détroit illustre les grands moments des États-Unis du 20ème siècle et les défis majeurs de leur avenir. 

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Publié le 11/09/2014 - CC BY-SA 4.0

Sélection de références

313 life in Motor City

John Carlisle
History Press, 2011

Depuis 2007, le journaliste et blogueur John Carliste va à la rencontre des Detroiters.
À mille lieues des visions catastrophistes véhiculées par les médias, Carlisle raconte ici les histoires d’hommes et de femmes aimant leur ville. Un portrait photographique accompagne chacune d’elle. Issu du Detroitblog : stories from the Motor City, ce livre a valu à Carlisle le titre de Journalist of the year 2011 par la Society of Professional Journalists.
À la Bpi, niveau 3, 309(73) CAR

Detroit after Dark : Photographs from the Collection of the Detroit Institute of Arts

Sara Blair & Chris Tysh
Detroit Institute of Arts, 2016

Catalogue de l’exposition du Detroit Institute of Arts, ce livre de photographies montre Motor City et ses gens loin des clichés auxquels les médias nous ont habitués. Un must tant au niveau plastique que pour la connaissance de cette mégapole aussi rude que créative.

À la Bpi, 77.4(73) BAR

Detroit Resurgent

Gilles Perrin, Nicole Ewenczyk, Howard Bossen et John P. Beck
Michigan State University Press, 2014

N’en déplaise à un certain journalisme, Motor City ne se résume pas à la faillite. Ce beau livre témoigne de l’amour des Detroiters pour leur ville. En une soixantaine de portraits photographiques et d’interviews, zoom sur des acteurs engagés dans des initiatives sociales, économiques, agricoles et artistiques. Ouvrage transdisciplinaire, Detroit Resurgent propose aussi plusieurs essais et poésies évoquant le passé et les espoirs d’un avenir meilleur, déjà à l’œuvre.
À la Bpi, niveau 2, 309(73) DET

Detroit Sampler

Pierre Evil
Ollendorff & Desseins, 2014

Detroit, juke-box planétaire. Peu de villes peuvent se targuer d’avoir généré autant de musiques populaires : jazz, blues, soul, rock, funk futuriste, techno, hip-hop… Si Motor City fut la plus grosse fabrique automobile de la planète, elle fut aussi l’une des principales usines à tubes. Cet ouvrage retrace l’histoire musicale de Hitsville USA, de John Lee Hooker à Eminem, en passant par Marvin Gaye, The Supremes, Iggy Pop & The Stooges ou encore Cybotron et Danny Brown.
À la Bpi, niveau 3, 98(73) EVI

Détroit, vestiges du rêve américain

Yves Marchand et Romain Meffre
Steidl, 2010

Dès sa publication, cet album photographique devint un classique. Preuve que le talent n’attend pas toujours les années, le binôme Meffre et Marchand a su capter la dimension colossale des bâtiments industriels de Motor City et les traces fantômatiques d’une société révolue. Souvent copiées, rarement égalées, ces images ne sont sans doute pas étrangères à la vogue du ruin porn (voyeurisme des ruines).
À la Bpi, niveau 3, 77.4 (73) MAR

Images from the arsenal of democracy

Charles K. Hyde
Wayne State University Press, 2014

Lors de la Seconde Guerre Mondiale, Detroit utilisa ses chaînes de montage automobiles pour construire armes et engins de combat. Compilées et commentées par l’historien Charles K. Hyde, ces quelques 300 photographies donnent à voir l’effort de guerre de celle qui fut surnommée Arsenal of democracy.
À la Bpi, niveau 3, 973.4 HYD

Motor City, ville fantôme ou ville agricole de demain ?

Sophie Chapelle
, 2011

À partir de son investigation sur le terrain, Sophie Chapelle donne à voir les initiatives d’agriculture urbaine à l’œuvre dans la shrinking city (ville rapetissant) qu’est Détroit. Qu’elles soient motivée par la disparition des commerces ou par des modes de vie dits alternatifs, les initiatives de production vivrière esquissent un nouveau regard sur l’aménagement urbain, l’économie locale et le lien social. Un article synthétique et accessible à tous.
À la Bpi, niveau 3, 913.31 (0) URB 10

Motown, soul et glamour

Florent Mazzoleni et Gilles Pétard
Sepent à Plume, 2009

C’est l’histoire d’un label musical, d’un son, d’une ville, et d’une fierté afro-américaine. En 1959, l’ouvrier Berry Gordy veut créer une usine à tubes, sur le modèle de la production des belles américaines. C’est ainsi que naît la Tamla Motown. De ses studios jaillissent des artistes qui feront danser les jeunes (et moins jeunes) du monde entier : Aretha Frankin, Marvin Gaye, Stevie Wonder, Diana Ross & the Supremes, Mickael Jackson…
Riche en photographies et en anecdotes, soucieux de contextualiser cette période musical, Motown, Soul et Glamour est l’un des ouvrages de références sur l’histoire de la soul.
À la Bpi, niveau 3, 780.635 MAZ
The Detroit almanac : 300 years of life in the Motor City

The Detroit Almanac : 300 Years of Life in the Motor City

Peter Gavrilovich & Bill McGraw
Detroit Free Press, 2006

Difficile de s’intéresser à Motor City sans lire son journal, le Detroit Free Press. D’autant que celui-ci, prix Pulitzer pour sa couverture des émeutes de 1967, propose un almanach illustré retraçant les trois siècles d’histoire de la ville. Accrochez-vous : sueur, sang et créativité imprègnent quasiment chaque page.

 

À la Bpi, niveau 2, 973.4 DET

The Origins of the Urban Crisis : Race and Inequality in Postwar Detroit

Thomas J. Sugrue
Princeton University Press, 2005

Qu’en dire ? Qu’il est distingué par une avalanche de prix académiques ? Que Thomas J. Sugrue a aussi préfacé le déjà classique Détroit : vestiges du rêve américain ? Tout simplement que l’ historien réfute la thèse du boom économique des fifties. Il affirme que c’est précisément à cette époque que commencent les crises économique et socio-urbaine de Detroit, sur fond de tensions dites raciales. Pour public motivé certes, mais c’est la référence sur le sujet.
À la Bpi, niveau 3, 973-1 SUG
Lien vers le blog Détroit je t'aime

Detroit, je t'aime - 2 Frenchies in the D | 2 Françaises à Détroit

Le projet multimédia de deux française à Détroit.
Le blog et le webdocumentaire des initiatives d’habitants de Detroit : agriculture urbaine, projets socioculturels et solidarité.

Detroitblog : stories from the Motor City

Detroitblog - stories from the Motor City

Le blog du journaliste John Carlisle
John Carlisle va à la rencontre d’habitants de Detroit et raconte leurs grandes et petites histoires.

Article Detroit

Encyclopedia of African American History, 1896 to the present

Article sur l’histoire afro-américaine de la ville de Detroit, par Tyronne Tillery

À la Bpi, article consultable sur les postes informatiques

Motor City Mapping, capture d'écran

Motor City Mapping

Cartographie participative à l’initiative de la Detroit blight removal task force
Jointe à la Data driven Detroit (D3), cette carte interactive est un outil permettant la destruction raisonnée des bâtiments abandonnés et le repérage des besoins des habitants.

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