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Appartient au dossier : Un·e auteur·rice, un objet

Comment utiliser un tabouret Alvar Aalto pendant une révolution

Le tabouret à trois pieds conçu par le designer finlandais Alvar Aalto est omniprésent dans le roman graphique de Viken Berberian et de Yann Kebbi, La Structure est pourrie, camarade (Actes Sud BD, 2017). Viken Berberian en détourne allègrement l’usage dans un texte traduit de l’anglais par Claro. En regard, Yann Kebbi a eu la gentillesse de nous autoriser à reproduire ses dessins.

Un jeune homme assis sur un tabouret, de face et de dos
© Yann Kebbi, Actes Sud, 2017

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« Ainsi, vous pensiez que le tabouret Alvar Aalto, à l’âge canonique de quatre-vingt-quatre ans, ne servait qu’à s’asseoir dessus ? Réfléchissez un peu. Dans notre roman graphique, La Structure est pourrie, camarade, le tabouret à trois pieds sert d’arme contre les forces pro-gouvernementales ; de compensations pour les citoyens expulsés de chez eux ; de symbole de mécontentement collectif, d’objet multifonctionnel pour s’accroupir ou assommer quelqu’un.

C’est au cours des années 1920 que l’esthétique d’Aalto évolua, passant d’un style néoclassique à un style fonctionnel. Dans les années 1930, Alvar Aalto opta pour un réalisme moins rigide en privilégiant les modèles organiques de la nature pour finir par embrasser le modernisme. Nous n’avons rien contre l’architecte et designer finlandais, avec son penchant pour le bouleau, que nous respectons totalement. Nous pensions seulement qu’il était temps d’adapter l’usage de son tabouret empilable à nos temps agités. Aussi, quand un rebelle brandit de façon menaçante le tabouret iconique devant un architecte et constructeur coupable d’avoir détruit son foyer et la mémoire collective de la ville, l’architecte réplique, le regard effrayé : « Non, mais vous avez une idée du prix d’un tabouret original Alvar Aalto ? » L’infortuné architecte n’aura pas droit à une réponse : le rebelle et les autres révolutionnaires enragés s’en prennent à lui et le font tomber avec le tabouret de bois. Pressentant ce qui va se passer, l’architecte se jette par la fenêtre de son bureau, situé au sommet de l’immeuble. Désolé d’avoir cassé tous ces tabourets dans notre livre, monsieur Aalto.

Un tabouret Alvar Aalto pour Finmar des années 1930 peut valoir en fait 3 000 euros, mais dans notre livre les tabourets sont omniprésents et servent d’ersatz de matraque. Ce sont d’élégants substituts. Ils adhèrent à la théorie économique des lois de l’utilité marginale décroissante : chaque nouveau tabouret donne moins de plaisir que le précédent. Ils sont donnés aux sans-abris en guise de paiement pour leurs appartements, ce qui fait que cet objet emblématique au design fonctionnel et stylistique cesse d’être un produit élitiste pour devenir un argument dans une négociation entre oligarques urbains et expropriés. Nous nous servons du tabouret comme d’un objet de révolte et de changement. C’est le chouchou des rebelles qui s’opposent à une modernisation au mépris du passé et de la mémoire collective de leur ville bien-aimée.

Asseyez-vous bien avant de lire. »

Article initialement paru dans De ligne en ligne n°23

Publié le 09/07/2019 - CC BY-NC-SA 4.0

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