Chronique

Un homme amoureux, de Karl Ove Knausgaard

Le norvégien Karl Ove Knausgaard est l’auteur d’une entreprise aussi riche qu’ambitieuse : écrire sa vie en six volumes. De cette monumentale autobiographie, intitulée Mon Combat, seuls trois tomes sont pour l’instant traduits en français : La mort d’un père, Un homme amoureux et Jeune homme. Nous revenons ici sur Un homme amoureux, qui, s’il ne semble rien relater d’exceptionnel, s’affirme pourtant comme un livre hors-norme.

Un homme amoureux - couverture
A la Bpi, 839.6 KNAU 4 MI

Ecrivain et père de 3 enfants, il vit avec sa famille dans le centre de Stockholm, écrit ou s’y essaie, élève ses enfants (il est homme au foyer, condition qu’il supporte mal, mais c’est le contrat conclu avec sa compagne), reçoit ses amis ou discute ardemment avec Geir, écrivain et, comme lui, Norvégien émigré en Suède. Mais le récit de cette existence plutôt privilégiée n’en est pas moins celui de multiples batailles, animées par une seule nécessité : écrire. Le projet n’est pas mince, surtout si l’on veut en vivre et qu’on a charge de famille. Sans compter qu’il faut aussi batailler contre ses propres démons, sa culpabilité morbide et son désir presque insensé d’intégrité.

L’ouvrage débute par le récit d’un week-end désastreux du couple et de ses trois enfants chez un couple d’amis. Départ précipité de la famille qui se sent encombrante chez ces intellectuels sans enfants et erre ensuite lamentablement dans une banlieue inconnue à la recherche d’occupations pour sa progéniture. D’autres scènes suivront – ainsi le goûter d’anniversaire ou le cours de rythmique pour bébés – qui en disent long sur la place de l’enfant – et des pères – dans nos sociétés. Car notre auteur ne se remettra jamais tout à fait d’avoir consacré tant d’heures à l’intendance domestique plutôt qu’à son œuvre. Mais quelle œuvre, quelle littérature vaut encore à ses yeux aujourd’hui ? Quel sens y a-t-il à ajouter un nouveau roman à ce flot de fictions en tout genre qui nous submerge, romans bien sûr, mais aussi films et séries ? Que restera-t-il de toute cette littérature d’invention demain ? Autant de questions qui taraudent Knausgaard.

Cette interrogation sur l’œuvre à faire ne nous vaut pas seulement l’autobiographie passionnante que nous tenons entre nos mains : les crises traversées, les réflexions de l’auteur, les conversations avec ses amis qu’il restitue avec brio sont l’occasion d’une interrogation ironique et cinglante sur l’époque et les débats qui l’agitent. Cette autobiographie entremêle ainsi la description des jours ordinaires – il excelle en particulier dans le récit minutieux des aléas du quotidien, couches, courses, ménage, fêtes familiales, déménagement… –, les monologues intérieurs et le récit de ses rencontres, celle en particulier de sa seconde femme, qui donne le titre à cet opus. Surtout, la construction non linéaire du récit en rend la lecture très vivante : les digressions successives multiplient ainsi les allers-retours entre le passé et la situation actuelle de l’écrivain. Et on ne rechignera pas au plaisir de la découverte de la culture locale, qu’elle se manifeste dans la description des paysages de fjords et des petites villes norvégiennes ou dans celle des quartiers de cerfs, élans, rennes et autres bovidés que stocke dans son congélateur la belle-mère de l’écrivain.

Cette fresque autobiographique de 3 000 pages parue en Norvège entre 2009 et 2011 a rencontré un succès extraordinaire dans un pays plutôt porté à la retenue, protestantisme oblige. L’entreprise a provoqué débats et controverses, principalement du fait de la menace d’un procès intenté par sa famille qui a peu apprécié d’être ainsi livrée aux regards. Pour notre part, on ne regrettera pas cette entreprise d’autofiction intransigeante et fascinante à plus d’un titre, notamment par son gigantisme et la jeunesse de son protagoniste. Et on ne se plaindra pas qu’aucune visée thérapeutique n’ait présidé à son écriture comme le déclare d’ailleurs fermement l’auteur : « Cela n’a rien à voir avec une quelconque thérapie. Je suis toujours le même. J’ai les mêmes problèmes. »

Publié le 23/03/2017 - CC BY-SA 4.0

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