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Appartient au dossier : Jean Echenoz

Echenoz sous conditionnel

Si vous lisez un roman de Jean Echenoz pour la première fois, vous serez peut-être étonné(e) de la manière dont l’écrivain joue avec le conditionnel. Gérard Berthomieu, linguiste et commissaire scientifique de l’exposition « Jean Echenoz », souligne que son emploi, conjugué à l’humour et à la fantaisie de la fiction, participe à égarer et dérouter joyeusement le lecteur.

Parmi les signes qui révèlent comment un écrivain stimule les potentialités de la langue, il faut ranger, témoignage privilégié, le conditionnel. Le pouvoir de ce temps est de mettre l’ambivalence au service du roman. Cette forme en -rais intègre au cœur du dispositif romanesque l’occasion d’un triple jeu : jeu temporel surprenant ; jeu diffus mais très présent sur l’identité de qui parle (narrateur ou personnages) ; jeu troublant, enfin, sur la frontière qui distinguerait le vrai du faux, le fictif du réel.

Futur du passé

Le conditionnel est souvent défini comme le « futur du passé ». Cette étiquette donne bien à lire la conjonction de deux temporalités inverses. Dans son usage prospectif, le conditionnel permet de saisir la totalité d’un épisode, voire d’un destin, donné pour déjà accompli alors qu’on en commence à peine le récit. Les premières pages de Je m’en vais signalent ainsi de façon allusive, pour ménager un suspens, l’horizon plombé des déboires du galeriste : « Ferrer se trouva surchargé de travail […] : au bout de quelques jours il en paierait le prix ».
Voix dissonantes
À la tension temporelle s’ajoute, dans l’exemple suivant emprunté à Cherokee, une incertitude sur la personne qui parle : « [Georges] se mit à marcher dans les rues, pensant à Jenny Weltman. C’était une image, déjà dans sa mémoire, […]. Il marcha. Il lui restait quatre heures à perdre avant la réunion du soir. Il les perdrait. » Qui prononce cette dernière phrase ? Le narrateur omniscient ? Le personnage, dont la pensée est alors rapportée ? Selon la voix qui le porte, le conditionnel désigne une réalité déjà assurée, ou la seule assurance d’une réalisation.

Démêler le vrai du faux

Enfin, brouillant définitivement les frontières du vrai et du faux, le conditionnel peut sous un même énoncé se rapporter soit à une réalité attestée (c’est le sens du « futur du passé »), soit à une proposition purement imaginaire ou hypothétique. Cette polyvalence permet au narrateur d’Echenoz de décider, comme par jeu, de donner une suite tantôt vraie, tantôt fausse aux pensées d’un personnage imaginant un avenir proche ou lointain. Perspective du vrai : sur tout un paragraphe du Méridien de Greenwich, une cascade de conditionnels nous conte la façon dont Byron Caine imagine le départ imminent de Rachel. « Ils s’embrasseraient encore », « Byron regarderait un moment la barque s’éloigner », « Rachel aussi se retournerait », etc. Et le narrateur de conclure, à peine nos mouchoirs sortis, en surjouant l’objectivité : « Ainsi tout se passa ». Perspective du faux, cette fois-ci, dans Les Grandes Blondes : Gloire rêve une retraite au bout du monde, « une poche de marsupial au fond de quoi se blottir et puis hop, hop toujours plus loin vers l’horizon meilleur pour oublier jusqu’à son nom ». Et le prospectif du narrateur d’ajouter alors, en passant d’un chapitre à l’autre et du marsupial métaphorique à la zoologie pour de vrai, histoire d’accuser l’écart entre le rêve et le réel : « Il n’en serait rien. Gloire ne verrait là-bas nul kangourou ni koala ni rien. »

Récurrence d’un temps verbal

Pour autant, est-il possible de cerner même schématiquement quelques inflexions qui signaleraient une manière Echenoz dans l’exploitation d’une forme verbale comme le conditionnel ? Si tel est le cas, elle devrait porter la trace de sa culture de l’humour et de son « désir de fiction » (l’expression est d’Echenoz lui-même, dans un entretien accordé à la revue SiècleXXI, n°17, 2010).
Lorsque Perec, dans le premier chapitre des Choses, décline au conditionnel les rêves d’installation du couple pour figurer au dernier chapitre, avec le futur, ce qu’en sera la réalité, la nouveauté de l’écriture n’est pas tant dans le sujet, qui reprend celui classique des illusions perdues, ou dans l’emploi du conditionnel, qui traduisait déjà les rêves d’Emma Bovary, elle est dans la radicalisation du temps verbal, puisque c’est l’intégralité du chapitre qui est écrit au conditionnel. Chez Echenoz, le procédé peut se poursuivre au moins sur la totalité d’un paragraphe. Voilà une marque patente de l’évolution du genre romanesque, que l’on associe à une esthétique de déconstruction de la fiction. Aucune forme exclusivement naïve de récit ne semble plus pouvoir exister aujourd’hui, du moins pour une littérature qui ambitionne de renouveler son langage, et Jean Echenoz est bien de son siècle : un contrepoint critique double constamment ce qui est raconté.

Une déconstruction joyeuse

Pourtant, la situation de l’oeuvre est paradoxale, et sans doute unique. Car jamais la déconstruction n’y est ruine de la fiction (on en a souligné en passant le « désir »). Même dans les romans les plus noirs (on songe à 14), il n’y a que de l’humour chez Echenoz. On n’y trouvera aucune trace d’amertume ironique, aucune trace en tout cas qui serait imputable au narrateur, a fortiori à l’auteur. Ne visant jamais une cible à détruire, la déconstruction avec Echenoz est toujours la conscience heureuse de l’exercice fictionnel, l’exposition cocasse de ses ressources. Un livre entier ne suffirait pas à rendre compte de l’invention inépuisable de cette propension ludique, je dois me contenter d’un seul extrait qui illustre nettement comment exercice de l’humour et poursuite de la fiction exploitent le potentiel propre au conditionnel, et à quel point les trois domaines sont en totale intersection. Cet extrait est emprunté à Je m’en vais :

« […] il ne serait pas si compliqué d’inviter à dîner Sonia qui, bien que n’en laissant rien paraître, serait quand même assez impressionnée. Il faisait bon, ce serait bien de dîner en terrasse où le récit de voyage de Ferrer ne manquerait pas d’intéresser cette jeune femme au plus haut point – si haut, ce point, qu’elle en désactiverait son Ericsson tout en allumant de plus en plus de Benson – puis il la raccompagnerait jusqu’à son domicile, un petit Duplex non loin du quai Branly. Et après qu’on serait convenu de boire un dernier verre, quand Ferrer la suivrait chez elle, l’étage inférieur de ce duplex se révélerait occupé par une jeune fille au regard éteint derrière de gros foyers, plongée dans des polycopiés de droit constitutionnel sur lesquels reposeraient trois pots vides de yaourt aux agrumes ainsi qu’un petit appareil récepteur en matière plastique rose vif, et qui aurait l’air d’un jouet. Une ambiance harmonieuse et non violente régnerait dans cet appartement. Des coussins rouges et roses flotteraient sur un canapé tendu de percale glacée fleurie. Dans un plateau, sous une lampe douce, des oranges porteraient des ombres de pêches. »

Un univers indécidable

Une des règles de la poétique du roman chez Echenoz pourrait se lire à travers la sentence proférée dans Un an par le clochard Poussin : « Si nous ne nous perdions pas, nous serions perdus. » Cette sentence nous dit au second degré que la seule fiction romanesque qui réussisse à nous offrir une réelle évasion, à nous sauver de la tristesse d’un quotidien où les personnages d’Echenoz ne se perdent que trop, c’est celle dont l’univers est à ce point étrange qu’il parvient à totalement nous égarer. Côté écriture de l’aventure, ce soin est confié notamment à la complexité de l’intrigue, écheveau inextricable où nous sommes plongés. Côté aventure de l’écriture, c’est un soin analogue que recueille le conditionnel. Sa seule ambivalence suffit à entretenir du début à la fin de ce paragraphe de Je m’en vais la plus totale ambiguïté, un jeu de double perspective à ce point déroutant qu’il est quasiment impossible de dire à coup sûr où nous nous trouvons, si nous sommes en présence du prospectif ou pas, si ce que l’on nous rapporte est réellement arrivé ou un événement seulement pensé. Presque tous les poteaux indicateurs marquent un double sens. Le début est interprétable comme du discours indirect libre, avec pour effet de superposer les voix du narrateur et du personnage, mais à partir du moment où la narration verse dans les détails précis (le portable éteint, le nombre de cigarettes), relate l’arrivée à l’appartement, découvre ce que Ferrer doit craindre d’identifier comme une baby-sitter, on se prend à douter. Et plus le paragraphe s’avance, plus l’effet humoristique s’amplifie. On le saisit, ponctuellement, avec « une ambiance non violente régnerait », occasion d’un autre égarement : on sait que Ferrer, dans une vraie scène de vaudeville, devra fuir l’appartement, et renoncer à sa nuit de sexe, sous les hurlements du babyphone. Nous voici donc contraints à nous réorienter, à n’entendre que le discours de la seule imagination du personnage, à quitter un prospectif contredit par l’impression de paix, laquelle appréciation semble alors d’autant plus ridicule… Comme on le saisit aussi avec ce comique à la Queneau (on pense aux Exercices de style et au forçage cocasse de la situation quand on soumet systématiquement la narration à certains procédés d’écriture), le conditionnel, dont l’interprétation en prospectif reste de l’ordre du vraisemblable en cas d’événement narré, devient burlesque en cas d’objet décrit : « qui aurait l’air d’un jouet », des coussins qui « flotteraient », et, last but not least, « des oranges porteraient des ombres de pêches »… Au-delà de ces effets comiques ponctuels, la reprise d’un bout à l’autre de la séquence d’un conditionnel ambigu entretient l’effet d’un détachement humoristique, et livre en souriant, à mots couverts, une belle leçon : la seule vraie échappatoire au réel, la seule vraie fiction, suggère le romancier, ce n’est pas seulement celle dont je ne parviendrai pas toujours à réduire l’artifice en m’épuisant à la présenter comme vraie, c’est celle dont la langue me rend vraiment maître, puisque je peux avec le concours de ses pouvoirs brouiller toutes les pistes, vous transporter dans un univers indécidable, décidément vous perdre en neutralisant enfin la frontière où vous arrête l’opposition entre ce qui est censé être et ce qui est dit n’être pas – réellement vous lâcher dans un livre du monde.

Gérard Berthomieu, université de Paris-Sorbonne

Article paru initialement dans le numéro 24 du magazine de ligne en ligne.

Publié le 22/11/2017 - CC BY-SA 4.0

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