Interview

Big-bang dans les sciences du vivant ?
Rencontre avec Catherine Jessus

Sciences et techniques

Cellule du système nerveux, dite « gliale », en culture, vue en microscopie confocale observée par immunofluorescence © V. Homburger/N. Lautredou /IGF/CNRS Photothèque

Exploration du cerveau et du génome, découverte de l’immensité insoupçonnée de la biodiversité ou révélation de nouvelles formes de vie : les sciences du vivant connaissent aujourd’hui un développement et une évolution extraordinaires. « Nous vivons un moment historique », affirme Catherine Jessus, directrice de l’Institut des sciences biologiques (INSB) au CNRS. Le bouleversement est d’une telle ampleur que la chercheuse et ses équipes ont souhaité le faire connaître le plus largement possible à travers un livre de vulgarisation qui recense plus d’une centaine de découvertes : Étonnant vivant. Elle revient avec nous sur les enjeux au cœur de cette discipline et alerte sur les choix politiques qui la menacent.

Diriez-vous qu’aujourd’hui, c’est l’âge d’or des sciences du vivant ?

(Rires) Je ne sais pas si on peut parler d’âge d’or, mais nous sommes à un tournant du point de vue des nouvelles découvertes, du renouvellement des approches et des concepts. Ce n’est pas la première fois que les sciences de la vie connaissent ce genre de bouleversements. Par exemple, l’invention du microscope au 17e siècle a complètement changé la biologie, la théorie de l’évolution au 19e lui a redonné un nouveau cadre conceptuel. Citons encore, la révolution de la biologie moléculaire au 20e siècle. Aujourd’hui, on vit une période historique de même ampleur.

Quelles découvertes du 21e siècle vous semblent les plus prometteuses ?

Un premier champ est le monde microbien des êtres microscopiques. On découvre parmi eux de nouvelles formes de vie incroyables et insoupçonnées. J’y inclus les virus. Les gens pensent qu’un virus est forcément à l’origine d’une maladie, mais les virus pathogènes sont la minorité. Les virus étaient qualifiés de non vivants, peut-être finalement sont-ils vivants ?

Il y a aussi la « matière noire » du génome. On avait trop vite catalogué le génome en disant : c’est un ensemble de gènes, c’est-à-dire des bouts d’ADN qui codent pour des protéines. En fait, c’est plus compliqué que cela : des pans entiers du génome codent pour une autre molécule, l’ARN, qui a un rôle majeur, sans pour autant coder pour des protéines. Cette découverte pose des questions sur la constitution des génomes et sur les règles d’héritabilité : comment se transmet le patrimoine génétique d’une génération à l’autre, mais aussi à travers le monde vivant depuis presque quatre milliards d’années.

Un autre champ est celui du cerveau. On fait des découvertes époustouflantes sur les fonctions cognitives du cerveau grâce aux nouveaux outils d’imagerie. Ils nous permettent d’associer des processus mentaux (comme les souvenirs, la prise de décision, etc.) à des zones, à des ensembles de neurones, et de voir la façon dont ceux-ci communiquent entre eux.

Un autre grand champ concerne la notion d’individu, ses « frontières ». Qu’est-ce que le soi et le non-soi ? Ces notions sont devenues poreuses. Chaque intestin humain abrite près de 100 000 milliards de micro-organismes. Ils fonctionnent comme l’un de nos organes vitaux. Sans eux, sans cet écosystème, nous sommes voués à la mort. Tout être vivant est finalement contenu dans un plus grand ou en contient de plus petits. On peut décliner cela dans toutes les sciences de la vie. Dans une ruche ou une fourmilière, est-ce que chaque individu est autonome ou est-ce que c’est l’ensemble qui est un « super organisme » ?
Cette question change notre manière de voir les choses. Depuis Darwin, l’évolution est considérée comme un grand champ de batailles, où celui qui est le mieux adapté gagne après avoir éliminé tous les autres. Mais cela ne se passe pas ainsi. Il s’agit plutôt de perpétuels compromis, non pas avec celui qui est le « mieux adapté », mais entre des « plus ou moins bien adaptés » qui ont besoin les uns des autres, qui tissent des relations plus ou moins intimes, souvent très fluctuantes, avec au final un équilibre toujours mouvant.

marquage multicolore d'un cortex de souris
Cortex de souris marqué par la technique du Brainbow.
Cette méthode permet de visualiser les circuits neuronaux en créant un marquage multicolore du cerveau © Inserm/S. Fouquet

Ces découvertes interviennent à un moment où le vivant est particulièrement menacé.

Oui, cela tombe à un moment où l’équilibre de la planète est bouleversé. Toutes les connaissances en sciences du vivant pourront probablement être utilisées pour contrer ces menaces. Pour certaines, presque immédiatement, pour d’autres beaucoup plus tard. Il ne s’agit pas seulement de donner des solutions, mais de mieux comprendre les mécanismes qui sont en œuvre. Il ne faut pas tout voir comme une catastrophe inéluctable. Dans l’histoire de la planète, il y a déjà eu de grands bouleversements. Certes, nous assistons à une diminution très forte de la biodiversité, certains chercheurs parlent de la sixième extinction. Mais on est surpris aussi de voir de nouvelles formes d’adaptation émerger, et parfois très rapidement.

Dans votre livre, vous soulignez que la recherche en sciences du vivant a énormément progressé grâce à l’interdisciplinarité. Quelles sont les disciplines scientifiques concernées ?

Toutes ! De très grands changements viennent des mathématiques et de l’informatique. Le biologiste recueille maintenant un nombre de données considérable de ses observations. Il a recours à des traitements statistiques et informatiques, à des approches mathématiques qui permettent de générer des modèles prédictifs de fonctionnement du vivant qu’il teste ensuite en les confrontant avec la réalité.

Les sciences de l’environnement sont également très importantes. Longtemps enfermé par le « tout génétique », le biologiste a pris conscience de l’impact énorme de l’environnement sur le façonnement et le fonctionnement du vivant, sur ses adaptations et son évolution.

En neurosciences, la communauté des chercheurs étudie les fonctions cognitives du cerveau : tout ce qui permet de générer des pensées, des souvenirs, des prises de décision, de l’émotion. Elle travaille maintenant en interaction forte avec celle des sciences humaines et sociales.

La physique est aussi devenue très importante : les forces mécaniques s’exercent dans n’importe quels cellules, tissus ou organes. Tout un pan de la biologie qu’on appelle la mécanobiologie rassemble des physiciens et des biologistes qui veulent comprendre l’importance de la mécanique sur l’organisation du vivant.
Bien sûr, tout cela change beaucoup le travail du chercheur en biologie. Il faut apprendre à parler un langage commun entre chercheurs de différentes disciplines, et à comprendre les concepts de l’autre. C’est compliqué, cela demande du travail, mais c’est un beau défi qu’il faut relever.

faisceaux multicolores représentant les connexions cérébrales
Principaux faisceaux de connexions cérébrales reconstitués à partir d’images d’IRM (imagerie par résonance magnétique) © A. Grigis/université de Strasbourg/CNRS Photothèque

L’équilibre entre recherche fondamentale et appliquée vous semble-t-il menacé ?

Depuis quelques années, la France et l’Europe choisissent de promouvoir, par leurs financements, une recherche finalisée, programmée. Que l’État ou les États définissent les problématiques de nos sociétés auxquelles la science doit répondre, c’est tout à fait légitime. L’inverse serait même dommageable. Mais, aujourd’hui, l’État français privilégie la recherche qui est directement reliée à des défis sociétaux ou économiques au détriment d’une recherche motivée par la curiosité. Nous sommes pris dans une logique de rentabilité, d’objectifs précis de court terme, là où la science a besoin de temps. La science ne peut pas assurer qu’elle va être rentable à court terme même si l’histoire nous enseigne qu’elle l’est toujours à long terme, et pas forcément sur les terrains que l’on avait ciblés. Les exemples d’innovations de rupture qui sont issus de recherches non programmées abondent. Se priver de la recherche fondamentale, c’est non seulement se priver de connaissances, mais aussi de vraies solutions pour le futur.

Prenons un exemple actuel dont on parle beaucoup : CRISPRCas9. C’est une technologie qui permet de manipuler les génomes. Elle aura des conséquences énormes, que ce soit sur le plan médical ou environnemental, pour peu qu’elle soit utilisée à bon escient et avec précaution. Tout le monde croit que cela a été découvert en 2006, mais le premier article a été publié au milieu des années 1990 ! Des chercheurs s’intéressaient au génome de la bactérie Escherichia coli et cherchaient à mieux comprendre sa structure – ce qui n’était pas prévu pour avoir une application pratique à l’époque. De fil en aiguille, ils ont compris que certaines séquences d’ADN permettaient à la bactérie de se protéger des virus (les bactéries aussi se font attaquer par des virus). Ils ont publié leurs travaux sur cette sorte de système immunitaire des bactéries, ce qui n’intéressait que les généticiens et microbiologistes. Puis, ils ont disséqué le mécanisme moléculaire et découvert des sortes de ciseaux qui coupent le génome viral et rendent le virus inactif. Finalement, en 2006, deux chercheuses ont eu l’idée de récupérer ces ciseaux moléculaires, appelés CRISPR-Cas9, pour modifier les génomes des êtres vivants. Cet outil méthodologique d’une puissance incroyable est issu de recherches fondamentales qui n’étaient pas du tout destinées à livrer un tel outil.

Je suis persuadée que la recherche fondamentale, comme l’art d’ailleurs, est indispensable pour produire des sociétés intelligentes, éclairées, critiques, qui comprennent le monde dans lequel nous vivons, ce monde que nous perturbons par ailleurs et qui nécessite la remise en question de nos modes de vie.

Propos recueillis par Valérie Bouissou et Marie-Hélène Gatto, Bpi

Article paru initialement dans le numéro 12 du magazine de ligne en ligne.

Publié le 02/10/2017 - CC BY-SA 3.0 FR

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