50 ans d’artpress à la Bpi : « les séquences se succéderont comme les « tableaux » d’un spectacle »
Interview de Catherine Millet

La Bpi a posé trois questions à Catherine Millet, rédactrice en cheffe d’artpress, à l’occasion de la soirée des 50 ans de la revue le 16 janvier prochain.

Catherine Millet / Photo Pascal Ito © Flammarion

Fondée en 1972 par Catherine Millet et le galeriste Daniel Templon, artpress s’est imposée en cinquante années d’existence comme la revue mensuelle internationale de référence dans le monde de l’art contemporain. Journaliste, critique, commissaire d’exposition, historienne, et écrivaine, la fondatrice d’artpress – dont elle est toujours directrice de la rédaction – est un témoin privilégié de l’évolution du monde de l’art.

À l’occasion de la soirée jubilé organisée au Centre Pompidou par la Bpi pour les 50 ans de la revue (dont une sélection de numéros est présentée en ce moment dans notre salon Arts et Littérature) Catherine Millet revient sur l’aventure artpress et nous présente le déroulé d’une soirée qui s’annonce exceptionnelle.

Il y a 20 ans, artpress investissait déjà le Centre Pompidou pour fêter ses 30 années d’existence. Quel regard portez-vous sur l’art contemporain de ces vingt dernières années ?

Le phénomène le plus marquant, pour quelqu’un qui, comme moi, a assisté à l’émergence de cette notion d’ « art contemporain » — car jusqu’au début des années 1970, on parlait d’ « avant-gardes » —, c’est son élargissement ! Au point qu’on peut s’interroger aujourd’hui sur la pertinence de la notion qui prétendait distinguer un certain art contemporain, héritier des avant-gardes historiques, du reste de l’art en train de se faire, mais ignorant délibérément les « ruptures » (c’est le mot usuel) provoquées par ces avant-gardes. Je pense qu’il a fallu plus d’une décennie pour que l’ouverture d’abord géographique du champ de l’art contemporain, c’est-à-dire la prise en compte de formes d’art appartenant à d’autres civilisations, à d’autres traditions, telle que l’avait opérée l’exposition des Magiciens de la Terre organisée précisément par le Centre Pompidou en 1989, transforme véritablement ce champ tel qu’il avait été défini en Occident. Des influences mutuelles se sont mises alors à jouer, portées par l’accélération des échanges culturels et commerciaux entre les différentes parties du monde, ce qu’on a appelé « l’art global », ce qui est un paradoxe puisqu’il est né du regard porté sur des singularités régionales. La première conséquence de cet élargissement géographique est que les Occidentaux ont commencé à regarder chez eux des pratiques marginales, que les avant gardes avaient pu considérer mais sans les intégrer : art brut, outsider art, pratiques exploitant des techniques vernaculaires, etc. Désormais, tout cela fait partie de l’art contemporain.
La deuxième conséquence est que les valeurs des avant-gardes se sont diluées dans ce champ de plus en plus ouvert et que, le marché aidant, des œuvres sont apparues qui adaptent des références modernes à des pratiques plus traditionnalistes, plus commerciales. Cela aussi c’est l’art contemporain ; il suffit aujourd’hui de se promener à Paris dans le quartier Matignon-Saint Honoré, pour comprendre le brouillage qui existe désormais entre des œuvres qui perpétuent l’esprit de recherche des avant-gardes et ce qui en propose des ersatz. À nous d’essayer de nous repérer dans tout cela.

Cette soirée des 50 ans n’est pas un bilan ni un rendez-vous nostalgique mais une vraie performance. Pouvez-vous nous expliquer le concept de la soirée ?

Ni notre gros numéro anniversaire paru en décembre, ni cette soirée dans le cadre de la Bpi ne se présentent comme des rétrospectives ou des bilans. Mais ça n’était pas non plus le cas pour les précédents anniversaires. Au cours des trois soirées organisées il y a vingt ans au Centre Pompidou, par exemple, les débats, auxquels participaient des personnalités aussi différentes que Peter Sloterdijk, Hans Belting, Philippe Sollers, Nicolas Bourriaud, Philippe Dagen, Georges Didi-Huberman, Pascal Convert, Régis Durand abordaient les questions esthétiques, morales et philosophiques qui étaient vraiment celles du moment.
Cette fois, nous avons voulu un peu moins de discussions, même si l’édito d’Hector Obalk ne sera sûrement pas « consensuel » et si Paul Ardenne et Romain Mathieu, avec Anaël Pigeat, se disputeront peut-être (ou pas) au sujet d’expositions en cours. Nous avons préféré un contact plus étroit avec les artistes et leurs œuvres. On assistera à des créations « en direct ». La trame, suggérée par Alain Fleischer qui nous accompagne pour la troisième fois pour un anniversaire, est de suivre, autant que faire se peut, différentes rubriques d’un sommaire d’artpress. On commence donc par un édito, puis par la rubrique Introducing qui présente un ou une jeune artiste, et ainsi de suite, jusqu’aux pages consacrées aux livres. Ce devrait être gai. Les séquences forcément courtes (un quart d’heure environ), se succéderont comme les « tableaux » d’un spectacle, à un rythme soutenu. Et un rythme soutenu, ça suppose de ne pas être lourd, si vous voyez ce que je veux dire.

Quel est pour vous le souvenir le plus marquant de ces 50 années passées à la barre de l’aventure artpress ?

Vous pouvez imaginer tous les souvenirs accumulés depuis 50 ans ! Pour la circonstance, j’en choisis un qui d’ailleurs se dédouble. Lorsqu’en 1982, pour le 10e anniversaire d’artpress, je suis arrivée devant le cinéma Studio 43 que dirigeait Dominique Païni (celui-ci nous a accueillis ensuite pour nos 20 ans à la Cinémathèque dont il était alors le directeur, puis pour nos 30 ans au Centre Pompidou, où il dirigeait le Département du développement culturel), parmi tous les gens qui faisaient la queue pour entrer, j’ai aperçu Bénédicte Pesle. Elle avait fondé Artservice international qui a permis à une génération devenue culte de musiciens, de danseurs, de metteurs en scène américains, de venir se produire en France. Si Einstein on the Beach de Philip Glass et Bob Wilson a pu être créé dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, c’est grâce à elle. Elle était une extraordinaire « passeuse », une grand dame ! Cela m’a bouleversée de constater qu’elle avait l’intérêt de venir voir aussi ce que nous présentions.
Trente ans plus tard, lorsque nous avons célébré nos 40 ans à la Bnf, elle était là, à nouveau, discrète au fond de la salle ! Cette fois, à la fin du spectacle, j’ai pu demander au public de lui rendre hommage et de l’applaudir. Mais en vérité, c’était elle qui nous honorait de sa présence.


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Dernier roman paru de Catherine Millet : Commencements aux éditions Flammarion

Publié le 09/01/2023 - CC BY-SA 4.0