Appartient au dossier : David Bowie : 5 years

Regards croisés sur David Bowie

À l’occasion des 5 ans de la disparition de David Bowie, la Bpi s’est entretenue avec l’auteur/musicien Matthieu Thibault et l’artiste pluridisciplinaire Jean-Luc Verna pour mieux comprendre l’impact de la star sur leur vie et leur travail.

portraits de Kean-Luc verna et Matthieu Thibault
Jean-Luc Verna © Gilles Kraemer / Matthieu Thibault © Mad Rabbit

Tous les fans de David Bowie se souviennent avec émotion du premier « contact » qu »ils ont eu avec l’artiste, que ce soit au détour d’un disque, d’un film, d’une photo. Pour l’auteur et musicien Matthieu Thibault, ce sont les références à Bowie dans ses lectures d’ouvrages sur la musique qu’il l’ont poussé à se lancer dans la Bowiemania. Pour Jean-Luc Verna, artiste pluridisciplinaire exposé dans le monde entier, c’est la vue d’un poster de Bowie quand il avait 8 ans qui a défini sa personnalité à venir. Entretien croisé avec deux fans :

Comment David Bowie est entré dans votre vie ?

Matthieu Thibault : À l’image de nombreuses de mes découvertes musicales durant l’enfance et l’adolescence, j’ai entendu la voix de Bowie pour la première fois grâce à mon grand frère qui possédait plusieurs de ses albums. Je me souviens qu’à l’époque, au début des années 2000, j’appréciais beaucoup « I’m Deranged » présent sur la bande originale de Lost Highway, certaines chansons de l’album Earthling mais Ziggy Stardust ne me touchait pas tellement. Peut-être que sa date de sortie un peu trop éloignée de mes goûts d’alors (Radiohead, Blur, Beck et Björk en tête) empêchait de m’y identifier totalement. J’avais pourtant adoré le film Velvet Goldmine réalisé par Todd Haynes et largement inspiré de l’artiste mais celui-ci m’avait surtout ouvert à T. Rex dont « 20th Century Boy » apparaissait jouée par un autre groupe que j’écoutais, Placebo. Puis, lors de mes études universitaires en musicologie, j’ai fini par acheter Low parce que j’avais lu que l’album avait beaucoup influencé certains de mes récents coups de cœur (je venais de lire Rip it up and start again de Simon Reynolds qui avait signé le début de ma passion pour le post-punk, en particulier de Siouxsie & The Banshees et Magazine). Je suis donc tombé amoureux de la musique de Bowie avec Low, parce qu’il me rappelait précisément les albums post-punk qui continuent de compter profondément pour moi. Comme tout fan de Bowie, j’imagine, j’ai ensuite complété la collection en adhérant d’abord à la trilogie avec Brian Eno, puis en adorant Ziggy Stardust et Aladdin Sane, pas seulement pour les superbes tubes pop, mais aussi pour les looks qui, eux aussi, avaient influencé le punk et le post-punk.

Jean-Luc Verna : La première fois que je l’ai vu, je ne connaissais ni son nom, ni sa musique. Je devais avoir 8 ans et une de mes cousines chez qui j’allais rarement avait un poster d’Aladdin Sane dans sa chambre. Ça me fascinait ! D’autant que mes parents – ultra réactionnaires – en parlaient toujours dans la voiture au retour : « tapette », « inverti »,  « travelo »…. tous ces mots que je ne comprenais pas encore et dont j’ignorais qu’ils me définiraient hélas auprès de ces mêmes personnes pendant des années avant que je les répudie.

Quelle facette de son travail vous intéresse le plus ?

M.T. : Même si, comme tout fan de Bowie, j’aime son œuvre et son parcours pour le renouvellement constant de son esthétique et pour son aspect pluridisciplinaire, son travail sur la musique et sur les visuels ; je reste particulièrement attaché à son approche du studio, en particulier sur les albums expérimentaux de la trilogie avec Brian Eno. Le fait que les chansons de Low« Heroes » et, dans une certaine mesure, Station To Station – bien que celui-ci ne compte pas Brian Eno dans ses crédits – puissent toucher en plein cœur, dévoiler des mélodies émouvantes, des refrains accrocheurs, un sens du divertissement immédiat, tout en faisant preuve des audaces les plus avant-gardistes dans les compositions, les arrangements (entre rock, électronique et R&B, avec du montage et des effets de postproduction) continue de m’impressionner. Cet équilibre parfait entre avant-garde et pop me paraît extraordinaire et représente un idéal musical. Je retrouve d’ailleurs ces qualités chez mes autres artistes favoris, notamment Radiohead et Björk.

JL.V. : Ce qui me fascine le plus chez lui, c’est l’étonnante plasticité de son talent. Sa pluralité – musicien, acteur, mime, peintre, orchestrateur du grand tout de son univers.

Sans des précurseurs de son importance et son impact dans la culture occidentale, j’aurais probablement été confiné dans l’underground (où j’ai d’ailleurs commencé)

Jean Luc Verna

En tant qu’auteur, musicien et artiste, quel impact a eu David Bowie sur votre propre production ?

couverture du livre David Bowie l'avant garde pop
« David Bowie, l’avant-garde pop » par Matthieu Thibault

M.T. : Au-delà du plaisir immense et des émotions intenses procurées par sa musique, Bowie a largement influencé mes activités. J’ai commencé à étudier sa musique et tenter de l’analyser au mieux lors d’un mémoire universitaire qui a donné lieu à mon premier livre publié chez Camion Blanc, La Trilogie Bowie-Eno. J’ai ensuite poursuivi mes recherches pour écrire David Bowie, l’avant-garde pop chez Le Mot et le Reste et c’est justement la découverte du processus de création des albums qui m’avaient le plus plu qui nous a encouragé, avec The Snobs – le groupe art rock que je forme avec mon frère en tant que multi instrumentiste – à assumer plus profondément notre approche en home studio. Nous n’avons jamais joué avec de batteur, par exemple, nous utilisons régulièrement des samples et nous appliquons de nombreux effets. J’ai tendance à chercher des idées d’overdubs à tâtons, de façon empirique, sur des instruments que je maîtrise ou pas.

Au départ, je pouvais être complexé par certaines de nos limitations, mais de comprendre à quel point  Low et « Heroes » avaient été créés sans respecter les règles du rock et du studio, que les accidents étaient nombreux, que leurs enregistrements pouvaient être considérés comme des samples par Eno, que tout overdub pouvait être sujet à une transformation psychédélique, que Bowie et Eno utilisaient toutes sortes d’instruments sans en avoir forcément appris la technique, a légitimé notre approche et nous a même encouragé à l’assumer davantage et oser aller plus loin. Par ailleurs, même si Bowie n’était pas le premier à me l’avoir prouvé, puisque j’étais déjà fan de Radiohead et Björk, il a confirmé qu’il était passionnant et possible d’appartenir au monde du rock tout en intégrant constamment des influences extérieures issues de genres très divers. Il a même prouvé qu’il était possible (et nécessaire !) de se renouveler de cette façon en assumant vieillir.

JL.V. : Bowie n’as pas de coloration directe dans mon travail malgré quelques titres de dessins clin d’œil ou une ou deux poses photographiques empruntées a son lexique. Mais sans des précurseurs de son importance et son impact dans la culture occidentale, j’aurais probablement été confiné dans l’underground (où j’ai d’ailleurs commencé)

Une telle richesse pluridisciplinaire alliée à un talent certain pour l’écriture pop promet un statut à part et immortel dans le paysage artistique.

Matthieu Thibault

Pourquoi, selon vous, David Bowie passionne-t-il autant, toutes générations confondues ?

M.T. : De la même façon que les Beatles, je dirais que certaines chansons continuent d’attirer de nouveaux publics de tout âge par leur évidence pop. Durant la période glam en particulier, Bowie a aligné des singles d’exception qui subliment le concept de chanson pop : « Changes », « Life On Mars? », « Starman », « Rebel Rebel » montrent une évidence mélodique qui attire l’oreille et des structures archétypales qui mettent en valeur la personnalité de l’artiste, sa voix théâtrale et multiple, son sens de l’arrangement riche et foisonnant.
Je pense que sa longue carrière n’est pas non plus pour rien dans l’intérêt des générations diverses. Grâce à sa capacité de renouvellement, il peut toucher les amateurs du rock le plus électrique, de la pop la plus gracieuse, de R&B, d’électronique, etc. Chaque période discographique comprend des tubes qui peuvent toucher divers publics par leurs sonorités diverses : de « Space Oddity » à « Let’s Dance » en passant par « Heroes » et « Ashes To Ashes », on retrouve l’aisance mélodique de Bowie, sa voix unique et ses audaces dans des écrins adaptés à toutes les époques.
Enfin, son approche artistique postmoderne joue énormément dans son succès à travers les âges. Son mélange de cultures savantes et populaires, de musique, de cinéma, de mode, de danse, de théâtre, de littérature l’érige en artiste du XXè et du XXIè siècle par excellence, en particulier à notre époque de grands médias et de communication rapide où tout se mélange, et lui permet de toucher des sensibilités très différentes. Si j’ai été touché par ses expérimentations musicales en premier lieu, je suis tombé amoureux des teintures de Ziggy Stardust et de ses poses photographiques. À l’inverse, beaucoup d’amateurs et d’amatrices de mode, par exemple, vont d’abord s’intéresser aux looks de Bowie pour ensuite se passionner pour sa musique. Une telle richesse pluridisciplinaire alliée à un talent certain pour l’écriture pop promet un statut à part et immortel dans le paysage artistique.

JL.V. : ce qui fascine, au-delà des chansons, de la musique, au-delà des looks et des incarnations multiples, c’est – comme pour Andy Warhol – d’avoir senti comme personne la fréquence vibratoire d une (ou plusieurs) époque(s). Cette façon de trouver avant les autres la chose innovante qui va définir et colorer le monde qu’il traverse à une vitesse qui est différente des autres humains au même moment. un genre de super pouvoir.

Si vous ne deviez retenir qu’un morceau de David Bowie, lequel serait-ce ?

M.T. : Je vais tricher et en citer trois : je dirais que son plus beau single est « Ashes To Ashes » parce qu’il résume son style en quatre minutes (la beauté mélodique, l’espièglerie et les audaces sonores évoquées plus haut – notamment l’astucieuse trouvaille de décaler les chœurs « my mama said » par rapport à la suite sur trois accords durant la dernière partie). Plus personnellement, j’ai un faible pour « Station To Station » et « Blackstar », les deux plus longues chansons de sa carrière parce que j’affectionne particulièrement leur sens de la narration épique et leur mélange brillant d’influences (krautrock, électronique, soul et funk pour la première ; électronique, jazz, mélodies orientales et art rock pour la seconde).

Jean-Luc Verna :  J’adore « Heroes » par lui ou par Nico. Mais moi, c’est « Rebel Rebel » qui me définit. « Blackstar », depuis la première écoute, me revient comme un memento mori sur mesure.


Matthieu Thibault est musicien au sein du groupe The Snobs,musicologue et enseignant. Il est notamment l’auteur de David Bowie, l’avant-garde pop (Le Mot et le Reste, 2013) et de La trilogie Bowie-Eno. Influence de l’Allemagne et de Brian Eno sur les albums de David Bowie de 1976 à 1979 (Camion Blanc, 2011)

Jean-Luc Verna est un artiste pluridisciplinaire : dessinateur, sculpteur, photographe, performeur et musicien. Son travail est exposé dans les galeries du monde entier. L’exposition consacré à son oeuvre – « Vous n’êtes pas un peu beaucoup maquillé ? – Non » est actuellement proposée à la galerie Air de Paris. 

Publié le 11/01/2021 - CC BY-SA 4.0